ASP/WCT - Nouvelles
Dimanche matin, 5am. Le soleil n’est toujours pas levé et c’est déjà le branle-bas de combat à la rampe de mise à l’eau de Kahului. La rumeur court que l’accès à l’eau sera rapidement bloqué par les autorités locales pour éviter un klondike vers la légendaire Jaws. L‘énorme compétition de vagues XXL annoncée quelques jours plus tôt se dessine comme étant l’événement de l’année sur le tour: des monstres de 60 pieds sont attendus selon les derniers rapports. Les bars et pubs de Maui affichent depuis quelques jours la diffusion de la compétition sur grand écran dès les petites heures du matin, troquant bières en fût pour cafés filtres et jus pressés. Il sera impossible d’assister à l’action depuis la rive. Moi, j’ai la tête ailleurs: wetsuit et VFI sur le dos, de l’eau aux hanches à décrocher la motomarine qui nous amènera à Pe’ahi.
Le trajet de Kahului à Haiku au levé du soleil est une expérience en soi. Alex est aux commandes et enchaine des prouesses de conduite impressionnantes. Il n’hésite pas une seconde à attaquer les vagues de 25 pieds qui foncent droit sur nous, en surfant habilement ce que je considère déjà être des gratte-ciels.
“Ça? Ça, c’est rien, brother. Garde tes énergies pour Jaws. Pour l’instant, sit back et apprécie le paysage”, me dit Alex, qui quelques jours plus tôt me lançait la folle invitation de l’accompagner ce matin-là. Puis, il attaque une autre déferlante, la pédale au plancher, et mon coeur reste quelque part 30 pieds plus haut. Sit back, right?
Le mouvement incessant de la houle dissimule bien notre destination, mais au loin, un geyser apparaît. Jaws est déjà bien éveillée, et s’apprête à soulever les passions. À notre arrivée, les riders sont en pleine préparation. Une poignée d’embarcations sont déjà bien installées. Rapidement, je réalise que très peu de spectateurs sont assez fous pour se masser si près de la mythique Jaws, et qu’Alex et moi sommes de ces fêlés. Le mal est fait, autant en profiter.
Même après quelques minutes, tout semble surréel. L’hélicoptère télé survole la vague si près que de notre point de vue, Jaws semble vouloir l’engloutir. Tous regardent les manoeuvres aériennes avec stupeur, se demandant qui a les plus grosses cojones: le pilote ou les hommes qui s’apprêtent à défier les eaux hawaiiennes sur des planches de 8 pieds. Et malgré la précarité du moment et du lieu, il n’y a que des sourires ici. L’énergie est hallucinante et les rires sont entrecoupés par des shakas lancés d’un rider à l’autre. Pas de tension, pas de stress. Un calme désarmant, rassurant.
La sirène de la première ronde retentit, le spectacle commence.
Les mots et les images ne rendront jamais justice à la puissance d’une telle vague: la vibration lorsque la crête heurte le creux, le son unique du rouleau qui fonce à toute allure, la brise humide générée par le mouvement de l’eau. Une force brute mais gracieuse qu’on ressent dans ses tripes. Le tout à une échelle qui supplie le commun des mortels de s’éloigner le plus loin possible. Et pourtant. Une vingtaine d’homme s’y dirigent à la nage avec détermination, passion et respect, pour la première compétition officielle de la WSL à Pe’ahi. Enormes cojones.
Les premiers essais sont somme toute réussis. Les pros, malgré toute leur expérience et habileté, attaquent toutefois Jaws avec retenue au départ. L’excitation est palpable en ce moment historique. Les sourires sont encore plus grands. Fierté. Invincibilité.
Puis, le groupe rassemblé au pied de la vague assiste à la première chute. C’est le silence le plus complet. Pas de caméra pour traquer les mouvements dans l’eau. Pas d’analyse en direct par un panel d’experts. Rien d’autre qu’une interminable attente. Les secondes s’écoulent, et la motomarine de secours émerge finalement de la brume avec un surfeur sur le radeau fixé à l’arrière. Applaudissements et cris d’encouragement s’ensuivent. La scène se répètera à maintes reprises, et l’intensité du moment ne sera en aucun cas moindre d’une chute à l’autre. Jaws n’a aucune pitié en ce dimanche de Décembre, et elle nous tiendra tous en haleine pour les heures à venir.
Près de nous, quelques riders discutent des conditions. Ils s’entendent tous pour dire que la vague est un “easy paddle in” aujourd’hui. Comme quoi tout est relatif. Ils échangent, s’appuient, s’encouragent. Dans l’eau, ce sont des frères d’armes en guerre contre une nature déchaînée. Une meute de jeunes loups à la recherche du prochain rush.
Les frousses ne sont toutefois pas que réservées aux riders. Après quelques heures dans l’eau, une série de vagues se dirige directement vers nous. Un mur de 30 pieds qui ne peut être contourné. Les battements de coeur au-delà d’un rythme soutenable, l’estomac à l’envers: il faut foncer en direction du set et espérer. Heureusement pour nous tous, aucune de ces vagues ne brisera. Il s’agit là néanmoins d’un important rappel de la fine ligne sur laquelle nous nous tenons.
Après 3 heures à être bercés violemment dans tous les sens, la houle a raison de nous, et nous faisons demi-tour pour rejoindre le port de Kahului, le coeur léger et le corps nauséeux, la tête remplie de souvenirs uniques.
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Cette expérience m’aura permis de constater à quel point même le surf de haut calibre respecte la philosophie qui habite les adeptes du sport à tous les niveaux. Bien qu’il s’agissait là d’une compétition, les riders n’agissaient pas comme des rivaux. Ils étaient des camarades, des supporters, des fans. Ils affrontaient tous un adversaire commun, et elle s’était présentée en grande forme pour l’occasion. Qui sait, peut-être ne sera-t-elle pas revue en public pour encore quelques décennies.
Par Jonas Lavoie-Lévesque